Le chant du coeur gêlée ☼ Aileen

Autrefois, bien avant de devenir la gardienne silencieuse des lacs gelés de Shangri-la, Aileen vivait dans les vallées verdoyantes de l’île d’Artémis. Là, elle n’était pas encore la nymphe mystérieuse et mélancolique des montagnes enneigées, mais une jeune créature pleine de vie et de joie, dansant parmi les fleurs sauvages, sa chevelure argentée reflétant la lumière du soleil. Elle vivait au cœur d’une grande forêt, entourée de ses sœurs nymphes, qui veillaient ensemble sur les bois sacrés et les rivières cristallines.

Aileen était alors insouciante, espiègle, et profondément heureuse. Sa connexion avec la nature était forte, et chaque arbre, chaque animal, chaque cours d'eau semblait lui parler dans un langage secret qu'elle seule pouvait comprendre. Mais elle possédait aussi un don rare : une magie ancienne capable de contrôler l'eau sous toutes ses formes, même la plus glaciale. Cette magie, précieuse et redoutable, lui venait des tréfonds des océans du nord et attirait les regards de beaucoup, certains admiratifs, d’autres envieux.

Mais comme toutes les autres, elle se retrouva enchaînée à la Terre. Les humains n'étaient pas comme les dieux. Leur coeur n'était pas aussi simple. Elle en paya les frais. Les premières années furent les plus belles. Sa beauté était telle que ses lacs étaient connus de tous. Ses cheveux rappelaient sa douceur et elle chantait pour inspirer les Hommes. C'était ce qu'elle devait faire : Guider l'humain, l'inspirer, lui apprendre à écouter la nature. Alors, elle le fit. Avec hardeur.

Un jour, alors qu’elle chantait près d’une source, un visiteur inattendu fit son apparition. Un homme, magnifique et mystérieux, apparut entre les arbres. Il se présenta comme un prince d'un royaume lointain, venu chercher les secrets des nymphes pour sauver son peuple d'une grande sécheresse. Curieuse et touchée par son histoire, Aileen se sentit attirée par lui d’une manière qu’elle ne comprenait pas encore. Son cœur battait plus fort, et elle ne se méfia pas de ses intentions.

Au fil des jours, le prince revint souvent. Il la courtisa avec des mots doux et des promesses d'une vie libre et joyeuse à ses côtés. Sous le charme de cet étranger, Aileen commença à s’ouvrir à lui, partageant ses rêves, ses pensées, et même certains de ses pouvoirs. Elle lui apprit comment parler aux rivières et écouter le murmure des arbres. Mais dans sa naïveté, elle ignorait qu’il la manipulait pour obtenir ce qu’il voulait vraiment : le contrôle de la magie de l’eau.

Une nuit, le prince révéla sa vraie nature. Il n’était pas un simple mortel, mais un sorcier avide de pouvoir, venu voler sa magie pour dominer le monde des hommes et des esprits. Trahie et le cœur brisé, Aileen tenta de fuir, mais le sorcier l’emprisonna dans un cercle de feu magique, l’obligeant à canaliser ses pouvoirs pour lui. Chaque instant passé sous sa domination était une torture, un sentiment de vide grandissant dans son cœur, tandis que son pouvoir était drainé peu à peu, rendant ses larmes salées et glacées. Ses cheveux argentées prirent la couleur du coeur de son tortionnaire : Noir. Les mois passèrent et la peine grandissait.

Pendant des mois, elle resta piégée, forcée de créer des rivières d'eau douce et des pluies pour le sorcier, qui utilisait sa magie pour ses propres desseins égoïstes. Ses forces s’amenuisaient, et son esprit commençait à sombrer dans une profonde tristesse. Elle avait perdu sa liberté, ses rêves et sa foi en la bonté des autres. Jamais, c'était promis, jamais plus elle ne se leurra sur le coeur des autres. Jamais plus, elle ne donnera le sien. Ainsi, elle parla avec cet homme, qui l'avait trahi. « Tes Larmes ne t'ouvriront pas les portes de la rédemption, Aileen. » Ce jour-là, elle lui avait souri. Elle n'avait pas parlé, par fierté ou par peur. La rage qu'elle lisait dans ses yeux n'était que la marque d'un passé encore plus malheureux.  

« Si tu me l'avais demandé, je te l'aurais donné. » Car c'était ce qu'elle était : foncièrement bonne. « Pourquoi le demander ? Quand je peux juste le prendre ? » Le vent soufflait dans la forêt où Aileen était retenue. « Pourquoi vouloir le prendre quand il suffit de le demander ? » Le mal... Il voulait faire souffrir, comme il avait souffert. « Ton coeur est meurtrie. Tu n'es pas obligé de faire tout cela. Je peux t'aider à... » La claque était d'une violence sans nom. Il entraîna la nymphe sur le sol, à la vitesse de la lumière. Sa main cacha l'impact, les larmes bordèrent ses yeux. « Je t'en prie... Ne te laisse pas... » Une autre. Toujours aussi violente.

Les autres nymphes avaient fuis car l'odeur de la guerre rôdait aussi sur ses terres. Aileen, pour la première fois, n'avait pas pu guider son âme vers le meilleur. Elle l'avait subi. Aucune haine ne traversa son esprit. Lui aussi avait tout perdu. Comme les milliers de personnes qui vivaient sur ses terres, qui se détruisaient par la violence des coups des dieux. Là où il envoyait cette magie, vivait des enfants et des adultes. Aileen l'avait eu connu, tous. Elle connaissait chacun de leurs noms. Cela lui tenait à coeur de le savoir. Un petit garçon, du nom d'Alaric, était venu. Discrètement. Il espérait libérer cette femme qui l'avait tant fasciné, qui lui avait souri, qui lui avait montré que la bonté existait, toujours. Il s'était approché du feu qui entourait la nymphe. Sa main se posa sur sa joue, un visage triste.

Il lui avait murmuré « Ne sois pas triste... Tu ne seras jamais seule. » Elle le crut. Et cela, malgré les hurlements de la nature car elle mourrait petit à petit. Malgré les hurlements de leurs âmes perdus... Le sorcier ne laissa rien d'autre l'approcher. Ainsi, quand l'enfant revint des semaines après, alors qu'Aileen plus faible que jamais était allongée sur le sol, le coeur tué par les hurlements de ce monde, elle ne vit que les yeux vitreux de l'enfant, tombée à côté d'elle, dans les flammes. Une larme avait perlé sur son magnifique visage. Personne ne méritait la mort. Même pas cet homme qui faisait le mal. Pourtant, la douleur était pire que tout. Elle supplia les dieux d'entendre son appel. Jamais plus, elle ne faiblira à son devoir. Elle avait compris que son rôle n'était pas de les guider mais de les sauver.

Un jour, alors qu’elle était presque épuisée, une voix familière résonna dans son esprit — celle d’Artémis elle-même. La déesse, sentant la souffrance de sa servante, lui apparut sous la forme d'une grande louve blanche. Artémis lui offrit une chance de se libérer, mais le prix serait lourd : renoncer à son ancienne vie et prendre un nouveau rôle, plus solitaire, plus isolé, mais essentiel pour l’équilibre de l’île.

Avec la force qui lui restait, Aileen accepta l’offre. Elle brisa le cercle de feu grâce à une ultime invocation de ses pouvoirs glacés, gelant le sorcier sur place. Artémis la prit sous son aile et la guida jusqu'aux montagnes de Shangri-la, où le vent soufflait comme des murmures secrets et où les lacs dormaient sous la glace éternelle. Là, elle devint la gardienne des lacs gelés, protégée des regards des hommes, mais également éloignée de ceux qu’elle aimait autrefois.

Les premiers jours dans ces montagnes furent les plus douloureux. Aileen, encore marquée par la trahison et la perte, se sentit déchirée entre le désir de retourner vers ses sœurs et la conscience de son devoir sacré. La solitude des montagnes était oppressante, et les nuits semblaient interminables. Mais petit à petit, elle apprit à apprécier le calme, à trouver dans la glace et la neige une forme de beauté que personne d'autre ne pouvait comprendre. Chaque lac gelé devint une nouvelle amie, chaque tempête de neige, une compagne silencieuse.

Au fil du temps, elle s’apaisa. Sa tristesse ne disparut jamais complètement, mais elle la transforma en une douce mélancolie, une acceptation du passé et de ses erreurs. Aileen devint plus forte, plus sage, mais aussi plus mystérieuse et énigmatique. Elle apprit à apprécier la compagnie des créatures sauvages et à rêver d'une autre vie, tout en sachant que sa place était ici, dans ce sanctuaire gelé, où elle veillerait à jamais sur les secrets de la glace et de l'eau.

Aujourd'hui, Aileen est devenue une légende parmi les nymphes et les mortels, la gardienne des lacs gelés, celle qui protège les montagnes de Shangri-la avec une bienveillance mêlée de tristesse, mais aussi d'une force inébranlable. Elle est une âme solitaire, mais sereine, qui continue de rêver en silence, attendant peut-être le jour où elle trouvera enfin la liberté qu'elle a perdue, ou tout simplement une nouvelle raison de sourire.